• Les mots et la mort

    Est-ce qu'une œuvre de mots peut être une réponse à la mort qui nous appelle et nous prend ? Quels sont les pouvoirs que peut offrir la poésie à ceux qui, dans l'extrême fragilité de leur mortalité, s'enfoncent dans l'angoisse ? 

     

    L'agôn. Le Phédon ouvre toute une littérature de la dernière heure. N'est-il pas étrange que les
    hommes se soient tant préoccupé de ce seuil où ils passent de vie à trépas ? Ce processus si banal et
    si naturel de la corruption et du décès, nous l'appelons l'agonie, même lorsqu'il est bref, parce que
    s'y affrontent (agôn signifie lutte) des forces de vie et des forces de mort. L'homme emporté,
    exproprié contre son gré de son propre corps, ressent sa mort prochaine comme un catastrophe,
    mais à tort car la mortalité est dans l'ordre des choses du point de vue des sciences de la nature. Les
    sciences psychiques peuvent rendre compte de ce paradoxe et de ce drame, en mettant en évidence,
    dans toute vie, des forces d'amour, pour soi-même et les autres. Mais les sciences ne suffisent pas à
    dénouer ce drame. Elles ont beau expliquer la nécessité de la mort, elles n'aident pas à mourir.


    L'eschaton. Nous avons repéré deux manières de consentir à la mort. Socrate représente
    exemplairement la première : le mourant se console en se persuadant que son âme, qui est le
    meilleur de lui-même, est promise à une vie éternelle. On peut y voir une illusion, ou un pari, ou un
    beau risque à courir, mais, dans tous les cas, le mourant peut ainsi sauver l'amour qu'il a pour lui-même.
    Il peut dire adieu au monde sans se dire adieu à lui-même. Il se place dans l'attente et
    l'espérance d'une partition au bout de laquelle il se retrouvera lui-même, délié de sa part matérielle.
    Pour ancrer au plus profond de lui cette conviction, les secours du raisonnement et de la poésie sont
    nécessaires. Platon illustre à merveille cette poésie eschatologique qui sera reprise par une longue
    tradition et se déploiera dans tous les arts : elle repose principalement sur la métaphore.


    Le pharmakon. Toutefois, si poétique et argumentée qu'elle soit, cette conviction ne peut
    résister aux atteintes de l'angoisse, du drame et du doute. Tel est un pharmakon, l'angoisse doit être
    traversée, mal et remède à la fois, dans une poétique orphique que Rilke illustre bien. La
    réévaluation de l'angoisse dans le cheminement spirituel des êtres mortels donne à la philosophie un
    tour moins exemplaire mais plus existentiel. Au bout de ce retournement, le consentement orphique,
    à l'inverse du consentement socratique, se passe du dualisme de l'âme et du corps et n'a pas recours
    à l'immortalité personnelle. Il ne se présente pas comme une consolation mais comme une
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    métamorphose. A l'issue de celle-ci, le narcissisme est défait qui retenait la vie personnelle à soimême,
    et l'amour se vit au plus près de l'adieu. C'est dans l'intensité de l'état poétique que cette
    métamorphose peut s'accomplir, mais il ne s'agit pas, cette fois-ci, d'une poésie eschatologique.

    L'ergon. La parole poétique est psychurgique. Ce que les sciences ne comprennent pas
    toujours. Les sciences de la nature s'arrêtent à découvrir des lois. Elles trouvent dans les chiffres un
    langage qui expose au mieux ces dernières. Mais la parole est bien plus que la description du réel.
    Elle est un faire, poiésis. Freud l'a compris sans le comprendre. Toute la cure, entendue comme
    talking-cure, repose sur le pouvoir poétique de la parole et sa capacité à faire entrer le sujet dans
    une métamorphose. Mais Freud n'a jamais théorisé ce pouvoir. S'agissant d'eschatologie, il ne peut
    concevoir l'immortalité de l'âme que comme une illusion, c'est-à-dire une croyance contraire au
    réel. Mais, du point de vue de l'orphisme, le réel ne s'arrête pas à ce qu'il est en dehors du dire.
    L'être psychique qu'est l'homme est confié aux ferments d'une parole qui a sur lui une capacité de
    transformation : elle le travaille, au point que le psychisme est l'oeuvre, l'ergon, de la parole.
    L'orphisme est une psychurgie. Aussi, cette immortalité, que le scientisme de Freud présente comme
    une illusion, est à entendre comme un programme : c'est une immortalité à produire par la parole.
    La métaphore. L'être mortel confie sa mort au pouvoir psychurgique de la parole poétique.
    Il la confie d'abord à la puissance métaphorique. Celle-ci fait exister, au sein du langage, le monde
    de l'au-delà, en s'appuyant sur celui d'ici-bas, mais en le transfigurant dans le sens de
    l'émerveillement ou du terrible. La métaphore s'élève au mythe. Platon confie à Socrate, acculé à sa
    dernière heure, l'office de déployer la force métaphorique d'une poésie eschatologique. Préexistant
    de beaucoup à Platon, ce grand mythe deviendra le paradis et l'enfer sur quoi la chrétienté pourra
    fonder une civilisation. Ainsi Socrate produit-il le visage singulier et exemplaire de sa mort. Il
    s'avance vers son cadavre dans la force de sa parole. Il meurt comme tout le monde, certes, dans la
    banalité répétitive de la mortalité humaine, mais sa psyché se pérennise dans la géographie
    métaphorique de son dernier récit. Tel est l'orphisme de Platon : la vertu poïétique de sa parole est
    mise au service de l'amour. De l'amour qu'il éprouvait pour son maître. En ce sens, on peut bien dire
    que l'amour n'a rien abdiqué de son pouvoir face à la nécessité mortelle. L'amour a pu produire ce
    miracle d'excepter, des masses indistinctes emportées par la mortalité, la figure de l'être aimé. Le
    tombeau des mots répond au voeu de l'amour qui trouve dans la poésie l'instrument de sa réalisation.

    L'intériorisation. Cependant, il existe un autre orphisme, dont Rilke n'est pas le seul
    représentant mais auquel il a donné une expression exemplaire. La force de la poésie ne tient pas
    seulement à la métaphore qui permet, à partir d'un monde, de sauter en un autre. Elle tient aussi à
    son pouvoir d'intériorisation. Ce qui est une fois formulé est métamorphosé en une réalité intérieure
    et définitive. C'est ce que réalise Rilke en écrivant ses Elégies de Duino.
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    Nulle part, bien-aimée, le monde ne sera, si ce n'est intérieur.
    Notre vie se passe entière en la métamorphose.
    Toujours s'amenuisant, s'évanouit le monde du dehors69
    Ayant progressivement acquis cette conscience, le poète assumera désormais cet office : passer sa
    vie à transformer les êtres extérieurs rencontrés dans sa vie en des êtres dits, ce qu'il exprime
    clairement dans sa neuvième élégie :
    tout ce qui est ici-bas, le périssable, nous réclame et a besoin de
    nous (…)
    nous, plus périssables que tout (…)
    avoir été au monde de la terre, cela paraît n'être pas révocable
    La métaphore est un transport. Elle pose dans l'ailleurs et l'au-delà un monde étranger à notre
    sensibilité. Elle est une extranéisation inverse, en sa dynamique, à l'internalisation propre à la
    profondeur poétique. La première repose sur l'imagination tandis que la seconde est de l'ordre de la
    méditation. L'image demeure liée à la vue, qui est le sens du lointain, la mise en horizon ; la
    profondeur est mystique (comme le dit ce mot, elle suppose les yeux clos), elle vise l'assimilation
    psychique des choses.

    Les clés du coeur. Aussi la méditation poétique de Rilke porte-t-elle continuellement sur la
    réversibilité du dehors au dedans et du dedans au dehors. S'éloignant de plus en plus de la pensée
    symbolique, dont l'image poétique est le support, la médiation orphique s'accroche à des choses
    concrètes et se met à l'écoute de l'écho qu'elles peuvent avoir dans notre vie psychique. Ces choses
    ne sont pas visées comme symboles d'une idée, selon le mode opératoire de la pensée symbolique
    où, par exemple, une pierre précieuse signifie l'être incorruptible tandis que l'ancre corrodée par le
    sel signifie l'existence périssable d'ici-bas. Ces choses ne sont pas non plus prises dans leur
    matérialité contingente, comme c'est le cas chez Ponge par exemple. En poésie orphique, la chose
    simple est le support d'une méditation en tant qu'elle constitue une clé pour entrer dans l'intériorité
    du sentiment, pour accéder aux demeures recluses de notre âme. Par exemple, dans ses poèmes en
    français de sa dernière période, Rilke consacre une série de poèmes à la fenêtre, en tant qu'elle
    pourrait être une clé du coeur. Cette chose n'est évidement pas prise au hasard car elle est ce qui
    permet la communication entre le dehors et le dedans. La fenêtre y est d'abord envisagée comme un
    cadre qui réalise le miracle de faire des personnes qui passent devant comme un tableau, c'est-à-dire
    de les fixer dans une sorte d'immortalité. En cela, elle a la même fonction que la formulation
    poétique. Autrement dit, la fenêtre ne renvoie pas à une idée (elle serait alors un symbole), mais à
    une fonction du langage.
    Celle qu'on aime n'est jamais plus belle
    que lorsqu'on la voit apparaître
    69 RILKE, Elégies de Duino, septième élégie
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    encadrée de toi ; c'est, ô fenêtre,
    que tu la rends presque éternelle70
    Puis, la même fenêtre se donne, dans son aspect le plus concret, comme un vide à travers lequel la
    méditation peut reconnaître le sentiment d'attente et de désir dont notre coeur jamais ne se départit :
    Fenêtre, toi, ô mesure d'attente,
    dit le poète, avant de considérer que la fenêtre est aussi une vitre. Or, la vitre, étant à la fois ce qui
    unit (puisque l'on voit à travers) et ce qui sépare, renvoie aux expériences qu'en une vie on a pu
    faire de l'amour : se sentir si près et en même temps si extérieur à l'être aimé. Sauf que lorsque
    tombe la nuit, ce que l'on voit dans la vitre, c'est son propre visage, et la méditation alors en vient à
    suggérer que ce que l'on cherche, dans l'objet aimé, ce n'est jamais que soi-même :
    Toi qui sépares et qui attires,
    changeante comme la mer,
    glace, soudain, où notre figure se mire
    mêlée à ce qu'on voit à travers
    Sans aller plus loin dans ce qui ne pourrait être qu'un commentaire, cet exemple montre que la
    méditation poétique ne se repose pas principalement sur les pouvoirs de la métaphore (même si on
    en trouve forcément quelques-unes comme celle de la mer dans la strophe précédemment citée), elle
    ne vise pas à construire un monde imaginaire, elle ne fait pas jouer la pensée symbolique, elle ne
    produit pas du mythe. Elle prend comme support et motif les choses les plus ordinaires, fenêtre,
    rose, arbre, fruit, etc, et les renverse en choses intérieures qui nous parlent de notre coeur, de ses
    sentiments, de son ouverture ou de sa fermeture, de sa maturation, de sa fructification dans des
    oeuvres, etc.


    La réversibilité orphique. Or, il semble qu'ayant assuré cet office de la formulation, le
    poète soit libéré de son angoisse face à la mort. Ce miracle de l'expression et de l'apaisement qui en
    résulte, tous ceux qui écrivent l'éprouvent. Toutefois, Rilke l'éclaircit davantage à travers la figure
    d'Orphée. La réversibilité, comme le mot l'indique, tient, en effet, à une double opération. D'abord
    mettre le dehors dedans : l'écriture met à l'abri d'une oeuvre durable les choses périssables de ce
    monde et les sauve en quelque sorte. Ensuite, mettre le dedans dehors : dès lors que l'âme reconnaît
    dans les choses sa propre nature psychique, elle peut s'y déposer, se confier au monde qui survivra à
    l'être mortel et consentir à s'effacer elle-même. C'est cette réversibilité orphique que le célèbre
    premier poème de la seconde partie des Sonnets à Orphée évoque à travers la respiration qui fait
    passer l'air du dehors dedans et l'air du dedans dehors. La respiration est la réversibilité faite organe
    du corps. Si bien qu'avant son dernier souffle, l'agonisant aura pu se confier suffisamment à l'air
    pour y trouver la fragile immortalité des âmes pneumatiques :
    70 RILKE, Vergers, pièce 50
    120
    Air, me reconnais-tu, empli d'endroits encore à moi naguère ?


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